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Textes fondamentaux

Vingt-cinq principes de « morale ». Par Alain de Benoist

Je n’ai pas beaucoup de goût pour la « morale » (1). J’en connais trop la généalogie (que Nietzsche me semble avoir assez bien éclaircie). J’ai tendance, par ailleurs, à considérer qu’il y a autant de « morales » que de niveaux d’humanité possibles — ce qui en fait un certain nombre. Par contre, je crois beaucoup aux principes, qui peuvent être aussi des règles de vie. (Tout devenir historique va du mythe au principe, par le biais d’une idée). À tout hasard, voici les miens ; j’espère ne pas y faillir trop souvent.

1 - L’homme est le partenaire de Dieu, son associé pour le meilleur comme pour le pire. Tous deux créent en commun. Dieu n’est pas au- dessus, ni en dehors de nous. II n’est pas non plus au-delà de nos sensations. L’important n’est pas de croire en Dieu. L’important est d’agir de telle façon qu’Il puisse croire en nous. Le retrouver et l’identifier en nous, nous dévoiler comme Lui. Le corps et l’âme sont une seule et même chose. Ramener l’un à l’autre, opposer entre elles ces notions : cela relève d’une même maladie de l’esprit. Un Dieu qui ne se comporte pas comme on est en droit de l’attendre de lui mérite d’être répudié ; à condition que celui qui le répudie ait donné le meilleur de lui-même.

2 - Il ne suffit pas d’être né, il faut encore être « créé ». La création est postérieure à la naissance ; on ne peut être « créé » que par soi. C’est ainsi que l’on se donne une âme. Maître Eckhart parle d’« autocréation » (Selbstschöpfung) : « Je fus la cause de moi-même, là où je me voulus moi-même et je ne fus rien d’autre. Je fus ce que je voulus, et ce que je voulus, ce fut moi ». Dans l’Edda (Hàvamàl, v), image d’Odhinn : lui-même à lui-même sacrifié. Un peuple fonde une culture quand il devient cause de lui-même — qu’il trouve en lui-même seulement (dans sa tradition) la source d’une perpétuelle nouveauté. De même l’homme : trouver en soi-même les causes de soi et les moyens d’un dépassement de soi. (Le chef d’État décadent : celui qui tire son autorité d’un autre-que-soi, d’autre chose que la transcendance de son propre principe).

3 - La vertu n’est pas un moyen se rapportant à quelque fin dernière. Elle est à elle-même sa propre fin — sa propre récompense. La reconquête intérieure ou reconquête de soi : point de départ de toute quête comme de toute conquête. Et d’abord la reconnaissance et la redécouverte mutuelle de l’animus et de l’anima. Établir sur soi un empire souverain. Être à soi-même son propre objet. Obéir au Maître qui est en nous, à l’instant même où nous commandons à l’Esclave qui est en nous. Recherche du juste milieu.

4 - Être soi-même n’est pas un mot d’ordre suffisant. Il faut encore devenir ce que l’on peut être — se bâtir en fonction de l’idée que l’on se fait de soi. N’être jamais satisfait de soi. Vouloir se changer avant de vouloir changer le monde. Accepter le monde tel qu’il est plutôt que de nous accepter tels que nous sommes. Développer en soi, parmi nos potentialités, celles qui nous font spécifiquement humains ; et parmi celles-ci, celles qui nous font spécifiquement nous-mêmes. Une forte volonté permet d’être ce que l’on veut — n’importe ce que l’on était. La volonté prime tous les déterminismes, même celui de la naissance, à condition que l’on puisse vouloir. Et d’abord cultiver l’énergie intérieure, cette énergie dont « la fourmi peut donner la preuve autant que l’éléphant » (Stendhal) — et qui permet d’être dans l’hiver ce par quoi le printemps revient.

5 - Fixer sa propre norme — et s’y tenir. Prendre loi en soi-même, sous réserve de n’en pas changer. (Ce qui n’interdit pas de donner de nouvelles dimensions à la perspective choisie). Ne pas céder. Ne pas plier. Continuer sans raisons de continuer. Être fidèle aux causes trahies, être fidèle pour ceux qui ne l’ont pas été. Etre fidèle aussi à ceux qui ne le sont plus. Défendre contre tous et contre soi-même l’idée que l’on se fait des choses et que l’on voudrait pouvoir se faire de soi.

6 - Ne prendre « possession » des autres que lorsqu’on a pris « possession » de soi : la contrainte sur soi, condition première du droit à contraindre les autres. De même : supporter ses contemporains après s’être supporté soi-même. L’homme de qualité a d’abord des exigences vis-à-vis de soi, l’homme du commun n’en a que vis-à-vis des autres (Confucius). La puissance doit se fonder sur la supériorité, non la supériorité sur la puissance. Ceux qui dirigent ont le droit de posséder, mais ceux qui possèdent n’ont pas nécessairement le droit de diriger. L’homme de qualité est au-delà des despotismes : il domine les dominateurs par des voies qui lui sont propres. « Une nouvelle noblesse est nécessairement opposée à tout ce qui est populace et despote » (Nietzsche). Plus on monte haut, plus on chemine en solitaire : plus on doit compter sur soi.

Ceux qui sont en haut sont responsables de ceux qui sont en bas : ils doivent répondre à leur attente ; ils n’ont de « privilèges » que dans la mesure où l’on peut réellement se décharger sur eux — dans le cas contraire, toutes les révoltes sont justes. Suivre librement ceux qui nous sont supérieurs : fierté d’avoir trouvé un Maître (Stefan George). La contrepartie de la soumission n’est pas la domination, mais la protection. On a le droit d’obéir et le devoir de (se) commander — non l’inverse. Proclamer le devoir d’avoir des droits — et le beau droit d’avoir des devoirs.

7 - Le monde est incommensurable tragédie. Toute existence est tragique, toute affirmation est tragique. Le monde est un chaos — mais on peut lui donner une forme. Ce que nous faisons n’a pas d’autre sens que celui que nous lui donnons. Contrepartie : tout retentit sur tout. Nos gestes les plus infimes ont une conséquence dans les parties les plus reculées de l’univers. Le mal n’a pas d’existence positive. Il n’est qu’une simple limitation de ce qui devient — une limitation de la forme que les êtres donnent au monde. Une pure, une éternelle négation.

8 - Nous méritons tout ce qui nous arrive — individuellement et collectivement. Passé un certain seuil, il n’y a ni chance ni hasard : nos adversaires, en dernière analyse, ne sont jamais forts que de nos propres faiblesses. Par suite, ne pas seulement accepter, mais vouloir ce qui arrive. Vouloir ce qui arrive dès lors que nous n’avons pas pu empêcher que cela advienne. Nulle résignation, mais le maintien de notre liberté propre. Amor fati : le seul moyen d’agir quand on ne peut plus agir. Stoïcisme : la seule conduite possible quand les autres ne le sont plus. Faire en sorte que ce sur quoi nous ne pouvons rien ne puisse rien non plus sur nous (Evola).

9 - Au commencement était l’action. Les grandes et fortes choses n’ont pas de raison d’être ; c’est pour cela qu’elles doivent être faites. (Mais tout ce qui est immotivé n’est pas nécessairement grand et fort). L’action est le plus important, non celui qui l’entreprend ; la mission, non celui qui la remplit. Contre l’individualisme — pour une impersonnalité active. Ce qu’on doit faire ne s’explique pas en termes de motifs. Noblesse se tait.

10 - L’honneur : ne jamais faillir aux normes qu’on s’est fixées. L’image que l’on se fait de soi devient vraie — c’est l’évidence — dès l’instant qu’on s’y conforme. Dès lors, que ce soit une « image » ou une « réalité » importe peu ; les deux termes sont confondus. L’idée se fait chair : c’est la véritable incarnation du Logos. Toute promesse engage, aucune circonstance ne délie. Pouvoir être fier de soi : le meilleur moyen de ne pas devoir avoir honte des autres.

11 - Le style, c’est l’homme. La liturgie compte plus que le dogme. Le beau n’est jamais mal. Mieux vaut bien faire des choses médiocres que mal faire des choses excellentes. La façon dont on fait les choses vaut plus que les choses elles-mêmes. La façon dont on vit ses idées vaut plus que ces idées. La façon dont on vit vaut plus que ce qu’on vit — et parfois plus que la vie. Plus de simplicité que de manières, on est un rustre ; plus de manières que de simplicité, on est un cuistre ; autant de manières que de simplicité, tel est l’homme de qualité (Confucius).

12 - Nietzsche : « Qu’est-ce qui est noble ? — Rechercher les situations où l’on a besoin d’attitudes. Abandonner le bonheur au grand nombre, ce bonheur qui est paix de l’âme, vertu, confort, mercantilisme à l’anglo-saxonne. Rechercher instinctivement les responsabilités lourdes. Savoir se faire partout des ennemis, au pis aller s’en faire un de soi-même ».

13 - Faire passer son devoir avant ses passions ; ses passions, avant ses intérêts. Accomplir de « bonnes actions » pour gagner son salut, aller au paradis, etc., c’est encore servir ses intérêts. Faire ce qu’on doit, non ce qu’on aime. Mais cela nécessite un apprentissage : l’homme a besoin de règles pour se bâtir — parce qu’il est malléable à l’infini. Le travail comme service, le devoir comme destin.

14 - Réaliser et sans cesse refaire l’harmonie vécue des contingences et des principes. Faire en sorte que les actes soient conformes aux paroles. L’homme dont les paroles dépassent les actes n’est pas plus maître de lui que l’homme dont les actes dépassent les paroles. Être sincère n’est pas dire la vérité. C’est adhérer entièrement, sans arrière-pensées, à tout ce que l’on entreprend.

15 - Ne pas se repentir, mais tirer des leçons. Tout mettre en œuvre pour ne pas faire de mal. Si l’on en a fait, ne pas chercher à se justifier. Les justifications que l’on se donne sont autant de fuites vis-à-vis de soi. Le repentir ne vise pas à effacer la faute, mais à se donner bonne conscience.

Rendre le bien pour le bien, la justice pour le mal. (Si l’on rendait le bien pour le mal, que rendrait-on pour le bien — et quelle valeur cela aurait-il ?)

16 - Ne jamais pardonner ; oublier beaucoup. Ne jamais haïr ; mépriser souvent. Les sentiments plébéiens : la haine, la rancune, la susceptibilité, la vanité, l’avarice. La haine qui est le contraire du mépris, la rancune qui est le contraire de l’oubli, la susceptibilité et la vanité qui sont le contraire de la fierté, l’avarice qui est le contraire de la richesse. De tous ces sentiments, le ressentiment est le plus méprisable. Nietzsche : « Proche est le temps du plus méprisable des hommes, celui qui n’est même plus capable de se mépriser lui-même ».

17 - Contre l’utilitarisme. Il en est des hommes comme des armées. Les troupes qui, pour bien se battre, ont besoin de savoir pourquoi elles se battent, sont déjà des troupes médiocres. Il y a plus bas : les troupes qui ont besoin d’être convaincues que leur cause est la bonne. Et plus bas encore : celles qui ne se battent que lorsqu’elles ont des chances de l’emporter. Quand on doit entreprendre quelque chose, ne s’occuper que de façon secondaire de savoir si l’entreprise peut ou ne peut pas être couronnée de succès. La maxime du Taciturne reste la clé de la gravure de Dürer, Le Chevalier, la mort et le diable. Mais il ne suffit pas d’entreprendre sans être assuré de vaincre, il faut encore entreprendre même quand on est sûr d’échouer — parce que l’on est sûr d’échouer : parce que rester fidèle aux normes que l’on s’est donné est alors la seule façon honorable de s’en tirer. Penser au « soldat de Pompéi » (Spengler). Et aussi à l’exemple de Regulus. 

Vouloir faire comme l’adversaire sous prétexte que cela lui a réussi, c’est devenir cet adversaire — ne pas être différent de lui. Il y a bassesse dès que l’on (se) demande « à quoi ça sert », « ce que ça rapporte », « ce qui nous oblige à le faire ». Tenter de conserver à tout prix une vie que nous perdrons de toute façon — apologue des chiens vivants et des lions morts —, voilà une belle absurdité.

18 - La vertu comme le vice ne peuvent être que l’apanage d’une élite. Ils exigent la même capacité de maîtrise de soi ; ils ressortissent moins de la « morale » que de la pure volonté. La liberté de faire quelque chose va toujours de pair avec une liberté vis-à-vis de ce quelque chose. En d’autres termes, il faut vouloir seulement les choses auxquelles on se sent aussi capable de renoncer. Julius Evola : « Il t’est permis de faire quelque chose dans la mesure où tu peux aussi t’abstenir de le faire (…) Il t’est permis de vouloir quelque chose — et de l’obtenir — dans la mesure où tu es aussi capable de t’en abstenir ».

19 - Ne pas chercher à convaincre, chercher plutôt à éveiller. La vie trouve un sens dans ce qui est plus que la vie — mais non au-delà de la vie. Ce qui est plus que la vie ne s’exprime pas dans (et par) des mots, mais se ressent parfois. Donner le pas à l’âme sur l’esprit, à la vie sur la raison, à l’image sur le concept.

20 - Le lyrisme peut servir de règle « morale », à condition qu’on ait posé comme relation essentielle de l’existence, non la relation de l’homme à l’homme, mais celle de l’homme à l’univers. (La seule façon qu’il y ait d’adhérer au monde d’en haut, c’est de se bâtir par analogie avec lui). Les grands chefs d’État sont ceux grâce à qui les peuples peuvent se penser lyriquement.

21 - Le présent actualise tous les passés, potentialise tous les futurs. Accepter le présent, par assomption jubilatoire de l’instant, c’est pouvoir jouir en même temps de tous les instants. Passé, présent et avenir sont les trois perspectives, également actuelles, données à tout moment du devenir historique. Rompre définitivement avec la conception linéaire de l’histoire. Tout ce que nous faisons engage ce qui est déjà venu au même titre que ce qui (re)viendra.

22 - But de la vie : mettre quelque chose d’important entre soi et la mort. L’époque comme la société peuvent nous en empêcher. Deux manières pour la société de rendre fou : exiger trop, ne pas proposer assez. Ce peut être, selon les hommes, exactement la même.

23 - Solitude. Savoir être du parti de l’étoile polaire : celle qui reste en place quand les autres continuent à tourner. La paix est au centre du mouvement (Jünger) — dans l’axe de la roue. Cultiver en soi ce que l’homme de qualité conserve, immuable, en toutes situations : le jen confucéen, purusha des Aryas, l’humanitas des Romains — le noyau intérieur de l’être.

24 - Il n’y a de piété vraie que la piété filiale, élargie aux ancêtres, à la lignée et au peuple. Jésus affirmant que Joseph n’est pas son vrai père — qu’il est le fils d’un Dieu unique, le frère de tous les hommes — entame le procès du désaveu de paternité. Nos ancêtres disparus ne sont ni spirituellement morts ni passés dans un autre monde. Ils sont à nos côtés, en foule invisible et bruissante. Ils nous entourent aussi longtemps que leur souvenir est perpétué par leur descendance. Par là se justifie le culte des ancêtres — et le devoir de faire respecter leur nom.

25 - Tous les hommes de qualité sont frères, n’importe la race, le pays et le temps.

Juillet 1977. Alain de Benoist

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